Qu’est-ce que le DSM ?, Ithaque Paris 2013, ISBN : 978 2 916120 36 2.
Comment l’outil de recherche statistique qu’était le D.S.M. dans ses deux premières versions a-t-il pu se muer en ce monstre protéiforme qui, en deux générations de psychiatres, a dévoré toute la nosographique psychiatrique, faisant table de rase de son histoire et de ses outils de pensée ? Il y a un mystère à la puissance opérationnelle du D.S.M. qui ne s’est jamais imposé que de par l’usage qu’ont bien voulu en faire les psychiatres.
Partant de la célèbre critique de Kirk et Kutchins (1998 dans la version française), argumentée mais non exempte de projections et de partis pris, Steeves Demazieux s’intéresse non pas tant à la mise au point du D.S.M., qu’à l’histoire intellectuelle que raconte son évolution progressive et sa domination inexorable du champ de la psychiatrie ; d’autant que les pouvoirs sociaux qui environnent le patient peuvent aussi, du coup, s’emparer de la question diagnostique pour l’influencer selon leurs idéaux et intérêts (familles, tutelles, assureurs). Alors que la cinquième version est parue, encore augmentée, le D.S.M. en vient aujourd’hui à ressembler à un catalogue de vente par correspondance qui rappelle les excès des classifications post-esquiroliennes où toute conduite humaine rencontrait sa « manie ».
Pourtant, le D.S.M. n’est pas né d’une volonté machiavélique ou idéologique. Il s’inscrit en fait dans une forte tradition de la recherche médicale américaine qui s’appuie sur des études statistiques. A ceci d’abord une k question de légitimité du savoir qui dans la tradition américaine repose moins sur une transmission verticale par le maitre que sur le consensus entre pairs, à partir de postions divergentes. D’autre part le problème de l’indemnisation des patients par des assureurs privés conduit à une formalisation qui vise à éviter l’arbitraire. Enfin, historiquement, le D.S.M. nait du travail des psychiatres militaires autour de la prévention des névroses de guerre. Les militaires participeront largement à l’élaboration de ses premières moutures.
Une classification multiaxiale qui permettrait d’intégrer dans la description diagnostique des éléments d’environnement ou d’histoire personnelle du patient semblait tout d’abord une piste prometteuse. Mais en pratique, très rapidement, la classification s’est limitée à ses deux premiers axes de descriptions de symptômes principaux et secondaires.
Or justement cette classification reposant sur des regroupements d’un nombre suffisant de signes va se heurter très tôt au problème de la fiabilité de ses catégories. D’une part les études validant cette fiabilité sont trop peu nombreuses (deux en ce qui concerne l’autisme infantile !), mais d’autre part sur le plan logique elle repose sur un raisonnement tautologique où ce qui est désigné comment existant, est ce qui existe. Ainsi d’un projet de classification scientifique, basée sur l’idéal des classifications botaniques du XIX° siècle, on en arrive non seulement à un condensé d’idées reçues socialement acceptables, mais plus grave, à un appauvrissement d’une clinique réduite à ses manifestations les plus saillantes ; aboutissant à des sortes d’équations absurdes : est schizophrène celui qui délire. On peut se demander si ce n’est pas précisément l’économie psychique que ce prêt-à-ne-pas-penser commode fournit au praticien qui en a assuré le succès au-delà des seules contraintes financières.
La troisième version introduit une nouveauté que sont des critères précis d’exclusion/inclusion et pendant une durée déterminée ; avec des critères indispensables et d’autres qui ne valent que de par leur accumulation (présence de tant de critères d’une liste). Cette démarche qui facilite la recherche en créant des groupes homogènes, impose à la clinique une rigidité qui ne correspond pas à sa pratique. D’où, selon Demazeux, trois « taches aveugles » : le manque de spécificité des critères favorise les critères positifs au détriment des critères négatifs (absence de …) ; l’élargissement à des regroupements de moins en moins significatifs aboutit à une inflation des catégories ; enfin le recours extensif à des présupposés annoncés comme étant par définition, tiennent pour acquis ce qui reste à démontrer : « par définition, l’âge de début de l’autisme se situe toujours avant 30 mois ».
Curieusement, malgré ces critiques qui semblent pourtant rédhibitoires, l’auteur soutient l’ambition première du D.S.M. d’une classification multiaxiale qui affranchirait la clinique d’un conservatisme qu’il juge mortifère. S’interrogeant à ce sujet sur les différences de perception de part et d’autres de l’Atlantique, il évoque un présupposé positiviste de la société américaine, pour laquelle le progrès de la science et celui de l’humanité iraient naturellement de pair, contrairement aux européens d’après la deuxième guerre mondiale. Mais les différences d’appréciation, ce qu’il appelle le rejet français du D.S.M., révèleraient tout compte fait beaucoup plus les divisions internes de la psychiatrie française elle-même que les errements d’une psychiatrie qui ne se voudrait que médicale et d’une médecine qui ne se voudrait que scientifique.
08.12.2014